Nous reprenons ici la définition fournie par Gérard Langlade et Annie Rouxel, dans Nathalie Brillant Rannou, François Le Goff, Marie-José Fourtanier et Jean-François Massol (dir.) (2020). Un dictionnaire de didactique de la littérature, Paris, Honoré Champion Éditeur, «Didactiques des lettres et des cultures», p. 104-107.
La notion de sujet lecteur apparaît épisodiquement dans la littérature didactique autour des années 90 : on la trouve par exemple en 1992, sous la plume de M. Burgos et Y. Reuter (Pratiques, no 76, p. 55-76 et p. 7-25). Elle a sans doute pour origine diffuse l’intérêt pour le sujet que manifestent alors de nombreux théoriciens de la lecture littéraire ou, plus largement, de la réception artistique : entre autres, R. Barthes (1984) – à partir de la relecture de Freud par Lacan – « toute lecture procède d’un sujet, et elle n’est séparée de ce sujet que par des médiations rares et ténues, l’apprentissage des lettres, quelques protocoles rhétoriques, au-delà desquels, très vite c’est le sujet qui se retrouve dans sa structure propre, individuelle »; M. Picard (1986 : 10) : « on escamote à l’aide du modèle de la communication à la fois le texte et le sujet. En particulier le sujet-lecteur dont l’activité complexe excède de toutes parts, manifestement, le rôle de “décodeur” », d’où sa théorisation du « lu »; Michel de Certeau (1990) – qui évoque le sujet sans le désigner comme tel : « Le lecteur insinue les ruses du plaisir et une réappropriation dans le texte de l’autre : il y braconne, il y est transporté, il s’y fait pluriel… » Précisons en effet que ce sujet n’est pas le sujet au sens humaniste et classique du terme, le sujet cartésien, autonome, construit, maître de lui, mais un sujet éclaté, dispersé, malléable et divers.
L’utilisation didactique du vocable « sujet lecteur » reste alors peu théorisée; significativement, aucune des références évoquées ne vient étayer son emploi, et il ne donne pas lieu à de nouvelles pratiques; il a surtout une valeur critique, voire polémique : dans ces années 90, il s’agissait de rappeler l’importance du sujet face aux dérives formalistes et technicistes de la lecture analytique – « Et le sujet lecteur dans tout ça ? » (Langlade, 2001), de souligner son rôle dans la construction du sens (Reuter, 1992) ou d’opposer le lecteur « expert » qui lit avec ses savoirs sur la littérature au lecteur « convers » qui appréhende une œuvre avec ses émotions, son expérience du monde et son système de valeurs (Burgos, 1992).
C’est avec le colloque de Rennes, en 2004, que débute véritablement l’élaboration conceptuelle de la notion et la réflexion didactique sur son utilisation. Elles se font à partir d’un basculement théorique qui passe d’une approche sémiotique de la lecture telle que la définit notamment U. Eco (1979/1985) autour de la notion de lecteur modèle à une prise en compte du lecteur empirique tel qu’il se manifeste à travers des expériences de lecture singulière. D’où l’intérêt de l’étude des autobiographies de lecteurs qui révèlent comment des sujets lecteurs se construisent et se découvrent à travers la mise en scène narrative des émotions, des comportements et des réflexions que suscitent en eux leurs lectures. L’ouvrage de P. Dumayet (2000) – Autobiographie d’un lecteur – est de ce point de vie particulièrement éclairant : il s’agit bien du récit des événements de la vie d’un homme racontés par lui-même, seulement ces événements concernent une modalité particulière de l’existence qui n’est nu la vie d’un individu réel ni celle d’un personnage de fiction mais, précisément, celle d’un être différent né du métissage des deux, c’est-à-dire d’un lecteur.
Le sujet lecteur n’est pas réductible à l’individu lui-même – lecteur réel ou empirique – mais il exprime cet individu tel qu’il se manifeste lorsqu’il est engagé dans une lecture et que s’opèrent dans et par cette lecture des reconfigurations de lui-même et du monde qui l’entoure. Le sujet lecteur est un sujet en action, un sujet mobile, dynamique, tournée vers l’usage qu’il peut faire des œuvres. Pour une bonne part, il est un sujet fictionnel, c’est-à-dire un sujet qui opère une fictionnalisation de soi – souvent tâtonnante, certaines fois hardie, d’autres fois prudente – en réponse aux sollicitations et aux propositions fictionnelles d’une œuvre. Il y a ainsi une création autofictionnelle de soi en tant que lecteur. Ce qui conduit à penser que la notion d’identité narrative proposée par P. Ricœur (1985 : 356) – « histoire d’une vie [qui] ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même » – renvoie avant tout à une identité de lecteur. Celui qui raconte ses lectures – c’est-à-dire qui se raconte à travers la re-fictionnalisation des œuvres dont toute lecture procède – alimente puissamment « la chaîne de reconfigurations » qui constitue, dans sa mouvance et sa dynamique, son identité propre. Il faut donc se garder de toute approche essentialiste de la notion de sujet lecteur, l’identité lectorale n’est pas une donnée ontologique fixée une fois pour toute mais bien au contraire une virtualité mouvante, flexible, éducable, un espace de liberté critique dont jouit l’individu dans la construction de lui-même. En cela le sujet lecteur est un sujet individué qui, grâce à la médiation de sa relation aux œuvres, met en place un regard sur le monde, sur les autres et sur lui-même. L’expérience lectorale ressortit en effet du processus d’individuation qui permet au sujet, dans l’espace de l’imaginaire qu’offre la fiction, d’entrer en relation avec ce qui l’entoure, de reconfigurer et de verbaliser le réel (Fleury, 2015).
Par ailleurs, le contenu fictionnel des œuvres est toujours, à des degrés variables, investi, transformé et singularisé par l’irruption des univers de référence des lecteurs. L’« activité fictionnalisante » (Langlade, 2006) concerne, entre autres, les images produites par le lecteur en « complément » de l’œuvre (concrétisation imageante), les liens de causalité qu’il perçoit entre les événements ou les actions des personnages (cohérence mimétique), les scénarios fantasmatiques activés par le texte (activité fantasmatique) ou les jugements qu’il porte sur l’action et la motivation des personnages (réaction axiologique). Ainsi, le sujet-lecteur élabore-t-il son « texte de lecteur » (Bayard, 1998; Bellemin-Noël, 2001), fruit de son investissement subjectif dans le texte de l’auteur.
Désormais la notion de sujet lecteur jouit d’une reconnaissance scientifique et institutionnelle. Elle est au cœur de nombreuses recherches (thèse, HDR et colloques), en France, au Québec, en Tunisie, au Brésil notamment. Depuis 2011, elle est présente dans des textes officiels – « Faire place au sujet lecteur en classe » (Vibert, 2011) et à l’origine d’une transformation progressive des pratiques de lecture.
Références
BELLEMIN-NOËL, Jean (2001). Plaisirs de vampire, Paris, Presses Universitaires de France.
LANGLADE, Gérard (2006). « L’activité fictionnalisante du lecteur » dans B. Louichon et B. Laville (dir.), Modernité, no 23 : « Les Enseignements de la fiction », Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux.
LANGLADE, Gérard et Marie-José FOURTANIER (2007). « La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire », dans É. Falardeau et al., Les Voies actuelles de la recherche en didactique du français, Québec, Presses de l’Université Laval.
RICŒUR, Paul (1985). Temps et récit 3. Le temps raconté, Paris, Seuil.
ROUXEL, Annie et Gérard LANGLADE (2004). Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.