L’expérience de la littérature


Il existe différentes façons de faire l’expérience de la littérature : l’écriture, la mise en spectacle, la recherche, la critique, l’enseignement. Mais la plus commune façon demeure la lecture d’œuvres littéraires. Et c’est précisément l’apprentissage de cette pratique qui est au cœur de l’enseignement de la littérature au cégep. 

Or, qu’est-ce que la littérature? Sur quelle vision de celle-ci, surtout, est-il souhaitable d’en fonder l’enseignement ? Au cégep, c’est sur la représentation suivante que devrait reposer l’enseignement de la littérature et de la lecture littéraire : 

      1. La littérature est un lieu d’invention. Les écrivains inventent des histoires, des récits (Huston, 2008), ils créent des images et des personnages, et trouvent des manières originales de les raconter et de les présenter. Ils contribuent ainsi à l’enrichissement de notre imaginaire. 
      2. La littérature est un lieu d’expression. Les écrivains donnent vie et forme aux impressions ressenties par les êtres humains : ils expriment des sensations, des émotions, des sentiments, des états d’âme, et d’une telle manière que ces impressions échappent à l’oubli et à l’habitude; ils trouvent, par la médiation de l’écriture, des formes qui en permettent la conservation et la compréhension (Proust, 1970 [1927]).
      3. La littérature est un lieu de savoir. Les écrivains proposent des idées sur l’être humain, sur le monde, sur le sens de l’existence, sur l’enfance, sur l’amour, sur la liberté, sur le bonheur, sur le mal, sur la barbarie, sur la mort, sur le deuil, bref, sur toutes les composantes de l’expérience humaine. C’est que la littérature cherche, à travers la fiction et la représentation du singulier (Compagnon, 2007), à rendre compte de la vérité du monde et de la condition humaine dans toute sa richesse, ses nuances et sa complexité.
      4. La littérature est un lieu de pensée, d’appréciation du bon et du beau, de proposition de modes de conduite individuels et collectifs (Giroux, 2012). Les écrivains proposent, à travers leurs œuvres, des réflexions sur des valeurs, des principes et des dilemmes, de nature éthique, politique et esthétique, qui éclairent et raffinent notre jugement.
      5. La littérature est un lieu d’expérimentation, de jeu, elle est un « laboratoire langagier » (Legros, 2000). Les écrivains jouent avec la langue, avec les mots, avec la syntaxe, ils en font un usage original ou inusité ou la réinventent. Ils « attaquent » la langue (Proust, 1981[1908]) et, avec les mots, ils produisent de la beauté. Ils nous font ainsi découvrir d’autres usages de la langue que celui que nous pratiquons dans la vie quotidienne.

Dans cette optique, l’expérience de la littérature et de la lecture littéraire que nous proposons aux étudiants et aux étudiantes de cégep est essentiellement une expérience de l’altérité, tant sur le plan de la forme que sur le plan du contenu, une expérience à chaque fois recommencée, pour chaque œuvre, pour chaque texte :

      1. L’expérience d’un autre imaginaire (nourri par une autre psyché), d’une créativité autre, qui propose images, personnages, figures, fantasmes, mythes et récits.
      2. L’expérience d’une autre sensibilité, d’une voix autre, qui offre sensations, émotions, sentiments et états d’âme autrement exprimés.
      3. L’expérience d’une autre intelligence, d’un regard autre porté sur le monde et sur la condition humaine, et qui en livre une autre vision, une autre idée, une autre compréhension.
      4. L’expérience d’un autre jugement, d’une pensée autre, qui suggère d’autres façons d’apprécier la beauté des choses, de juger du bien des actions humaines, individuelles et collectives ; qui propose, sur les plans esthétique, éthique et politique, des valeurs, des attitudes, des comportements, des actions, des dilemmes et des points de vue.
      5. Une autre expérience de la langue, l’expérience d’une langue autre que celle employée dans l’usage quotidien.

Marcel Goulet

Références

L’expérience littéraire, telle que la conçoit le LIREL, est inspirée, entre autres, des réflexions, des recherches et des travaux de : 

BARTHES, Roland (1973). Le plaisir du texte, Paris, Seuil, « Tel Quel ».

COMPAGNON, Antoine (2007). La littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France/Fayard.

FRYE, Northrop (1969). Pouvoirs de l’imagination, essai, traduit de l’anglais par Jean Simard, Montréal, HMH, « Constantes ».

GIROUX, Aline (2012). Du personnage romanesque au sujet moral. La littérature comme autre de la philosophie, Montréal, Liber.

GOULET, Marcel (2019). « Le savoir retrouvé de la littérature ou Marcel en trois temps », dans Normand Baillargeon et Kateri Lemmens (dir.), Que sait la littérature ? Essais, Montréal, Leméac Éditeur, p. 103-122.

HUSTON, Nancy (2008). L’espèce fabulatrice, Arles / Montréal, Actes Sud / Leméac.

LEGROS, Georges (1998). « Enseigner aujourd’hui la littérature », Lecteurs de littérature. Le français aujourd’hui, no 121, mars, p. 12-17.

PROUST, Marcel (1987-1988 [1913]). Du côté de chez Swann, édition présentée et annotée par Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, « Folio ».

PROUST, Marcel (1970 [1927]). À la recherche du temps perdu. VIII. Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Le livre de poche ».

RICOEUR, Paul (1990). Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « Points ».

SARTRE, Jean-Paul (1987 [1947]). Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, « Folio / Essais ».

TODOROV, Tzvetan (2007). La littérature en péril, Paris, Flammarion, « Café Voltaire ».